Portraits Oubliés

Après cette rencontre au musée de la Photographie de Charleroi, après la découverte d’une inconnue par le biais de sa cave, nous en arrivons à l’artiste Hans Peter Feldmann.
Le terme « artiste » n’est peut-être pas celui qui convient le mieux pour le qualifier, lui qui a de multiples activités dans sa vie et qui ne s’est jamais reposé sur l’art pour vivre. Ses créations sont plutôt, pour lui, l’occasion de comprendre le monde, de se comprendre, de régler ses problèmes… Elles ont presque une valeur thérapeutique.
Néanmoins, ce n’est pas la raison pour laquelle qu’il clôture les exemples de ce mémoire.
Le choix de l’œuvre de Feldmann pour terminer notre exposé s’explique plutôt par le fait que parmi ses nombreuses activités, il a passé sa vie à récupérer des objets et surtout des images, qui, on le remarque dès les premières lignes lues sur son travail, ont une place centrale dans sa vie.
A elle seule, cette raison serait sans doute insuffisante, si ces objets et images ne permettaient pas une découverte par leurs biais : une histoire cachée derrière une apparente neutralité, qui réveille le potentiel des images, ainsi que le résume cette citation :
« Feldmann’s self-effacing humour has meant that many have seen him as a “light” artist, when in fact his oeuvre is like a Trojan horse. It seems inviting and fun at first, but then gradually draws one into its very serious concerns, causing the viewer to think and learn from their own exploration and introspection. »1.

Notre choix s’est donc porté sur lui pour cette raison, mais également pour d’autres qui apparaitront plus clairement par la suite.
Néanmoins, pour ce faire, il me faut donner une image de lui, le décrire ci-dessous pour pouvoir en débattre. Or, narrer son histoire complète serait un peu long, après de nombreuses années de créations et de réflexions très diversifiées : « encyclopaedic nature of Feldmann’s art would seem to want to take in the whole world »2.
S’il serait par conséquent présomptueux de dire que je vais dresser le portrait intégral de Feldmann, je peux toutefois tenter de relater les grandes lignes de son travail, qui sont en lien avec sa personnalité. Il me faut toutefois préciser que celles-ci sont orientées et influencées par le cadre de ce mémoire. Les exemples ci-dessous parlent donc essentiellement d’images, alors que Feldmann a aussi toute une production liée aux objets, qui sera peu développée ici.
Par contre, par quelques grands thèmes, nous évoquerons l’imagerie très vaste de Feldmann en commençant par l’image, ensuite le livre, le texte, les récits, l’intimité et pour finir : le temps.

Le premier thème évoqué est également celui qui semble impossible à évacuer : les IMAGES. Son rapport aux images est à la base même de ses élaborations et ce, dès son plus jeune âge. En effet, il explique qu’enfant, il collectionnait déjà : il découpait des images, récupérait des timbres et les collait dans les registres de comptabilité de son père. Il se souvient de sa fascination face à ces images : elles « étaient pour lui les fenêtres vers d’autres royaumes, des véhicules du rêve. Les images étaient un tremplin pour l’imagination ou bien donnaient forme à l’idée qu’il se faisait du monde physique, des pays lointains et des cultures d’ailleurs. »3.
Ne s’ajouteront à cela que deux informations personnelles, qui sont importantes à préciser aux yeux de Feldmann, à savoir son lieu et son année de naissance : Düsseldorf, 1941. Car pour lui, « l’art est issu d’un temps et d’un lieu »4 et en Allemagne, dans cette période d’après-guerre, le jeune Feldmann a rencontré certains évènements et surtout certaines images : à côté de « ces paysages en ruines, les images lui ont ouvert un monde qui était très beau »5. Mais ces images n’étaient pas n’importe quelles images : c’était des images de propagande américaine, des images de « désir et [de] consommation superflue »6.
Feldmann explique : « “Il y a avait une demande d’images représentant les valeurs de la vie qui avaient été longtemps absentes – paix, famille, joie, bonheur.”“ La génération d’alors a grandi dans ce vide, au milieu de ces « clichés », dans le sens de stéréotypes, justement qui ne disaientc rien. Aussi cette génération a-t-elle rompu très vite avec cette sorte d’images, quand les gens se sont rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond avec les promesses qu’on leur avait faites.” »7.
Cette expérience aurait pu le détourner des collections d’images, mais au contraire, Feldmann n’eut de cesse de continuer à collectionner, au point d’être appelé : collectionneur, ramasseur d’images, iconophile8, de collectionneur compulsif9 ,... Cependant, Feldmann reste critique envers les images. Il dit : « Je pense que le monde d’images qui nous entoure est, en quelque sorte, l’expression du monde des représentations, une expression des désirs. L’environnement ne se représente pas tel qu’il est, mais comme nous aimerions qu’il soit. En collectionnant ces images, je cherche à classer ces rêves en catégories, au moins à dégager des lignes, des courants principaux, si vous préférez. »10. Feldmann se penche donc sur les images pour ce qu’elles représentent à nos yeux.
Le terme « image » renvoie autant à des photos qu’il récupère, des images qu’il découpe dans un magazine, des illustrations, qu’à des photos faites par lui. Et toutes sont traitées indifféremment : il ne distingue pas celles qu'il a lui-même réalisé, de celles qu’il récupère. Influencé par l’idée qu’une œuvre est toujours collective « étant donné que nous intégrons dans nos discours et dans nos œuvres le discours et les œuvres des autres »11, il insère régulièrement des images d’autres personnes dans son travail, il cite des textes pour exprimer ses pensées, il ne croit pas en l’unicité et se joue de l’individualité.

Régulièrement, on explique qu’on collectionne pour canaliser des obsessions, pour connaitre le monde, pour construire des mondes à nous…
Cela révèle un aspect personnel du travail de Feldmann, un peu thérapeutique, qui se cache toujours derrière une certaine distance ainsi qu’un aspect neutre dans celui-ci.
L’autre aspect primordial chez Feldmann par rapport aux images est l’assemblage, car l’image seule ne l’intéresse pas : « Ce ne sont pas les images en elles-mêmes, mais le monde qu’elles ouvrent une fois regroupées. Si l’on disait que l’image isolée est un énoncé, combinée à d’autres, linguistiquement, elle constituerait un récit, un scénario. »12

La partie précédente dévoile l’intérêt de Feldmann pour l’image et se termine sur les assemblages qu’il réalise avec celles-ci. Ces ensembles se révèlent par différents médiums, mais l’un des plus importants est certainement le LIVRE. Celui-ci « ouvre facilement un autre monde au lecteur »13.
Les livres de Feldmann ont une apparence de non-art. Les premiers sont mêmes qualifiés de travaux d’écoliers : Bilder.
C’est une série de petits livres qui sont tous modestes, simples : une couverture en carton avec le titre imprimé au tampon.


Figure 1

Ces petits livres sont édités à 1.000 exemplaires et peu couteux (non numérotés et non signés, point d’honneur de Feldmann qui veut éviter la spéculation). Ils se rapprochent ainsi plus des livres achetables en librairie. Il y a toujours, sur la couverture, le nom de l’artiste et le mot Bilde ou Bilder (image ou images en allemand) accompagné d’un chiffre. Ce chiffre correspond au nombre d’images à l’intérieur du livre.


Figure 2
D’un volume à l’autre, le format du livret change, le nombre d’images et le thème. Car chaque petit livre a un thème, qui va d’images de ciel à celles des chaussures, en passant par celles des joueurs de football, des genoux de femmes, etc.


Figure 3

Ces thèmes peuvent être qualifiés de « banals » mais c’est justement le domaine qui intéresse Feldmann :
« Je ne m’intéresse pas aux moments forts de l’existence. Il n’y a que cinq minutes par jour qui soient intéressantes. Je m’attache à montrer le reste, la vie normale. »14.
Dans chacun de ces petits livres, l’auteur nous propose un monde d’images, où le regroupement de ces images amène un nouveau regard. En témoignent les variations de mise en page de ces éditions : dans l’une, il y une image sur chaque page ; dans l’autre, toutes les images sont sur une page ; dans une autre encore, il y a un cadre blanc ; etc.


Figure 4 et 5

Figure 6

C’est un voyage où le lecteur est laissé à son interprétation car il n’y a aucun texte, aucun commentaire. C’est au lecteur de se forger sa propre histoire :
« Photographs, which cannot themselves explain anything, are inexhaustible invitations to deduction, speculation, and fantasy. »15.

Ces éléments se retrouvent dans le travail de Feldmann et dans d’autres de ces éditions.
Citons « Voyeur », qui est aussi un petit livre mais cette fois-ci avec beaucoup plus d’images. Il ne précise pas les sources de celles-ci (il peut s’agir d’images découpées, récupérées ou faites par lui) mais à la fin du livre, il remercie tous les photographes :


Figure 7
Toutes les images ont été réduites et mises en noir et blanc pour une remise à niveau, pour n’avoir aucune hiérarchie ou classement. C’est une caractéristique de Feldmann de se tenir toujours un peu en retrait, à distance, de n’émettre aucun jugement et de laisser le spectateur se faire sa propre idée. Pour lui, l’art « “n’est jamais l’objet lui-même”, mais ce qui est produit dans notre cerveau grâce à [cela] »16. Il croit au fait que c’est le regard du spectateur qui produit la valeur.


Figure 8

Justement, l’idée qu’on se fait de son livre est multiple car il contient énormément d’images, ce qui fait qu’à chaque lecture, on peut remarquer un autre visuel, lire autrement. C’est aussi semblable à l’expérience que nous vivons chaque jour en étant entourés d’images.
Pour amplifier ces variations et n’imposer aucun point de vue, le tome 2 contient des images semblables au tome 1 mais positionnées différemment.
Il existe actuellement 6 tomes dans la série « Voyeur ».


Figure 9

Notons que son amour des livres l’a poussé à tenir deux maisons d’éditions : Feldmann Verlag et Drei Möwen Verlag.

Un autre élément, déjà cité brièvement, qui participe aux constructions de Feldmann, est l’absence de TEXTE. Il a une préférence très certaine pour les images, même s’il utilise parfois le texte, par exemple pour créer des scénarios visuels : par le texte, c’est finalement une image qui se forme dans notre esprit. Il croit au « pouvoir » des images, aux possibilités d’imagination et de récit par leur biais. C’est pour cela que généralement il écarte le texte des images, car le texte à côté d’une image a tendance à en orienter la lecture, à faire office de commentaires. Ce texte en est la preuve : je vous suggère une manière de lire le travail de Feldmann. Celui-ci décontextualise les images et les rassemble pour dire autre chose qui n’est plus lié à l'intention de l'auteur et le spectateur appose sa lecture.

Cela se voit dans les deux projets qu’il réalise avec le museum in progress de Vienne, bien que l’un traite de l’image d’actualité et l’autre de l’image de famille :

Ce projet réalisé en 2000 est en fait en attente depuis la fin des années 1960. A l’époque, il n’avait trouvé aucune revue prête à participer. Le projet consistait à imprimer un périodique en supprimant tout le texte et en gardant uniquement les images. Celles-ci ne seraient alors plus l’illustration de l’actualité, d’un article de presse, mais des images libres de toute interprétation. C’est finalement le museum in progress qui permit de réaliser ce projet avec l’hebdomadaire Profil, 30 ans plus tard. Les évènements politiques de cette période participèrent certainement à sa publication : le conservateur Haider entrait au parlement et le magazine put être interprété comme une prise de position.
Mais le propos de Feldmann est certainement aussi « de faire apparaître le monde des images qui nous entoure sans le texte qui nous dit ce que nous devons penser, le texte donnant aux photos une réalité, que, autrement, elles n’auraient pas. Sans texte, nous pouvons regarder les images, les lire par nous-mêmes. »17.


Figure 10

Notons qu’il réalisa d’autres publications uniquement d’images, telles que Ohio (label « garantie sans texte » avec trois autres artistes) ou Images.

L’autre projet réalisé, avant cela, avec le museum in progress de Vienne consistait en l’intervention sur trois mille panneaux d’affichages publicitaires. Il y apposa ses photos de famille. A la place où habituellement vous auriez vu une réclame de voiture ou de parfum, ici, vous verriez des photos de famille. Un changement de perception et d’intention dans ces images : « De sorte que, dans le lieu où la culture médiatique s’applique à créer et à orienter le désir chez les gens aux moyens des fictions de la perfection que sont les images publicitaires et les images de mode, Feldmann a placé les images à partir desquelles se construit l’identité privée, les photos de famille. »18.


Figure 11

Dans ces deux projets précédents, les images sont détournées : elles proposent ainsi de nouvelles LECTURES, de nouvelles valeurs, et pour le lecteur, une autre compréhension et la proposition de se détourner des constructions habituelles.

Ces projets reflètent aussi un terme, déjà certainement beaucoup utilisé depuis de début de ce texte, qui est la question de la lecture, de l’élaboration d’un récit. Car « ce qui intéresse aussi [Feldmann] dans le fait de laisser l’œuvre ouverte, c’est non seulement de permettre au spectateur, mais encore d’exiger de lui, qu’il réélabore les œuvres en projetant, sur elles, son expérience. »19. Cela se retrouve dans différents projets mais s’ajoute à cela L’INTIMITE.
En commençant par Alle Kleider einer Frau (Tous les vêtements d’une femme) où tout est dans le titre : il s’agit de 70 vêtements photographiés. De petites photos en noir et blanc. Un vêtement à la fois (du dessous vers le dehors). Des vêtements appartenant à une femme que nous ne connaissons pas, dont nous ne connaitrons jamais l’identité, si ce n’est que c’est une connaissance de Feldmann.


Figure 12

Cette femme restera une énigme. C’est peut-être un portrait de l’absence ou un portrait par ses vêtements… C’est au spectateur de s’imaginer, de projeter son expérience sur ces petites images. Il n’y a pas de lecture unique mais une signification ouverte et indéterminée.
Alors qu’il utilise des personnes qui lui sont proches et pas de modèles, son implication émotionnelle est écartée : il réalise cet inventaire de manière neutre, objective. Mais l’on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine tendresse face à ces vêtements photographiés un à un. On est loin de tout fétichiste qui pourrait apparaître dans ce type de situation.
« L’information qui nous est donnée est sous-entendue, non mentionnée parce que appartenant à un champ commun, partagé entre l’auteur et le public. Dans ce cas, le sous-entendu est le terrain de l’intimité sensible que Feldmann nous dévoile. »20

Le spectateur réalise sa lecture par rapport à son expérience en partant de l’intimité que Feldmann partage.


Figure 13

Ce partage de l’intimité se retrouve régulièrement, déjà dans les photographies de famille du museum in progress de Vienne, mais aussi avec un portrait de sa femme qu’il dit lui-même être « la photographie de [sa] femme dans un environnement personnel »21.
Dans cette photo, on voit un lit défait avec des vêtements posés dessus, un livre par terre et différents objets sur la table, dont la photographie d’une femme (sans l’information, on ne sait pas que c’est la femme de Feldmann). Il y a un jeu de présence et d’absence, d’une présence malgré l’absence : un lit vide mais des vêtements, la femme évoquée par la photographie qui fume, un cendrier sur la table si je ne m’abuse… Ce sont des absences qui sont signes d’une présence.


Figure 14
A partir de cette image, de tous ces petits indices, le voyeur peut inventer son histoire.
« Nous ne savons pas ce qui s’est passé, il n’y a pas d’élaboration unique conduisant à une conclusion unique, cependant, quand l’œuvre fut exposé sur le comptoir d’une boutique abandonnée, lors d’une exposition collective occupant divers espaces de la ville de Heinsberg en 1996, les habitants du quartier réagirent violemment, en interprétant l’œuvre comme la trace d’une activité dont ils ne voulaient pas chez eux. Il fallut la retirer. »22
Il y a cette liberté d’interprétation de l’image, même si le contexte a peut-être induit quelque chose.
Il reste que cette image laisse la possibilité à chacun de s’imaginer.

Il utilise de nouveau une personne de sa connaissance dans le projet Porträt, où il s’intéresse aussi à la manière dont nous agençons les photos pour leur donner sens grâce à l’album de photographie. Pour cela, il sélectionne, dans plus ou moins cinq cents photographies d’une amie de sa famille depuis des années, trois cent vingt-quatre photos et les agence en imitant l’album de photographies. Si certaines photos étaient en couleur dans l’album, elles sont toutes remises en noir et blanc, une nouvelle fois pour une mise à niveau.
Au fil des pages, on voit donc cette personne, d’abord bébé, enfant, ado, adulte… On la voit à la mer, en famille, entre amis, etc.
On regarde ces images et on accède un peu à son intimité mais surtout à son portrait ou à notre portrait que nous construisons à partir de l’album photos. Il révèle « notre façon d’utiliser les photographies pour nous construire une identité intime, idéalisée ou pas, et intervenir sur le temps. »23.


Figure 15

Le TEMPS est la problématique suivante, qui se retrouve dans différentes élaborations.
Très facilement, citons les Times Series. C’est une succession de 36 photos, d’un même lieu ou d’une même personne, dans un délai très court. Cela se rapproche du cinéma mais le cinéma donne la sensation d’être dans le présent, alors que dans ces séries, le temps s’est arrêté. Ces simples instants, tels qu’une femme nettoyant ses carreaux, le coin d’une rue ou des mouettes dans le ciel, se retrouvent figés sur la pellicule et à jamais fixes, nous permettant de nous approprier ces instants qui auraient dû filer.

Figure 16

Ou le projet 100 jahre (100 ans) : déjà dans le titre, la notion de temps se présente.
Mais ce projet est un peu différent : alors que Feldmann récupère régulièrement des photos et s’intéresse peu à la qualité de celles-ci, toutes les photos sont ici réalisés par lui : nettes, contrastées et centrées. Il s’agit de 101 portraits en noir et blanc. Ce sont tous des portraits frontaux : la personne fixe l’objectif, comme si elle nous fixait. Une manière peut-être de mieux interpeler le regardeur. Toutes ces personnes sont de la famille de Feldmann ou des proches à lui.

Figure 17

Chaque portrait est une étape de la vie : du bébé de 8 semaines à une dame de 100 ans.

Figure 18

En-dessous de chaque portrait, deux informations : le prénom et l’âge.
C’est un projet d’une grande tendresse où Feldmann se positionne au sein de son entourage et nous invite à faire de même.
A mesure qu’on longe ses portraits, exposés en ligne sur un mur, ou qu’on tourne les pages du livre, on peut s’imaginer l’histoire derrière chaque photo. Mais surtout, on peut se positionner par rapport à ces informations temporelles qui nous sont données. Le regard que l’on pose par rapport à notre âge, à ces années passées, à ces années futures qu’on peut espérer, à celles de nos proches dont les visages se superposent à ceux des proches de Feldmann.
Le travail que Feldmann fait sur son entourage, nous pouvons faire de même, mentalement, en regardant l’œuvre (qui se complète ainsi). Nous mélangeons ainsi l’intimité de Feldmann et la nôtre.
Il permet de visualiser le temps, de le figer, alors que d’habitude, il ne fait que passer.


Figure 19

Ce RAPPORT entre l’auteur et le lecteur, Feldmann en est bien conscient.
En fonction de l’interlocuteur, le rapport est différent.
C’est pour cela que lorsqu’il envoie, dans les années 70, une lettre avec des photos de lui et de deux femmes en plein ébats sexuels à des personnes qu’il connait dans le monde de l’art. Il sait que ces personnes, qui n’ont pas été prévenues, vont être étonnées, choquées ou gênées (entre autres choses).
Joint à ces photos, se trouvait une lettre où il expliquait qu’il avait honte de dévoiler ses pratiques sexuelles mais « il se passe dans le monde des choses d’un bien autre calibre, ceci au vu et au su de tous et dont la majorité des gens manifestement n’a pas honte, des choses qui sont généralement très bien vues ou du moins tolérées, bien qu’elles soient en vérité dégueulasses et devraient soulever la répulsion de chacun. »24. Il ne précise pas qu’elles sont ces choses dégoutantes et laisse le destinataire en décider.
Ces images n’auraient pas eu le même impact, si c’était un inconnu pour la personne qui recevait la lettre, si la personne ne connaissait pas Feldmann.
Le choix des destinataires est donc réfléchi.
Ce sont aussi des variations.
Feldmann envoie, à différentes personnes, une carte postale chaque mois pendant un an. Ce sont des images qui viennent d’un calendrier, avec des images « clichés » pour chaque mois : la neige en hiver, les fleurs au printemps, la plage en été…
Mais chaque destinataire ne recevra finalement que 11 images sur les 12. Les collections seront donc différentes d’un destinataire à l’autre et l’image qu’il s’en fera également.
Ce sont des projets où la signification varie selon à qui s’est destiné, selon le contexte, selon où s’est présenté…

Avant de conclure, nous pourrions encore dire que les projets de Feldmann, étant ouverts à de multiples lectures, sont aussi des champs de création, de petites ramifications.
Un jour, Feldmann reçut une lettre d’une femme qui fournissait des images à des artistes. Elle avait appris que l’homme appréciait les images de fumeur et d’oiseau et avait alors commencé à en chercher. Jointes à cette lettre, il y avait toutes les images trouvées. Feldmann ne put accepter ce cadeau qui, pour lui, était une pépite, une œuvre d’art. C’est deux ans après qu’elle le rencontra et qu’elle lui tendit un album. Toutes les images s’y trouvaient, soigneusement collées, avec une dédicace : « à Hans-Peter Feldmann ». Ainsi, « Vous ne pouvez plus me le rendre maintenant, puisqu’il porte votre nom »25.
Une autre fois, ce sont ses installations écrites qui ont inspiré. Ce sont des installations, où le texte permet de visualiser l’image. Il a présenté notamment celle-ci : « une pièce est vide, la femme qui y habitait vient de déménager. Il y a aussi une description détaillée d’un vêtement suspendu derrière la porte de cette pièce imaginaire. »26. Après cette exposition, il reçoit une lettre d’une dame qui aimerait réaliser cette robe. Elle joint à sa lettre des échantillons de tissu et des questions. Il y répond et quelques temps après, il reçut des photos des vêtements réalisés.

Dire que cela pourrait être une représentation de ces œuvres collectives serait peut-être un peu exagéré. Mais c’est en tout cas la parfaite représentation des variations qui se créent dans nos esprits et de leur intégration, à leur tour, à notre expérience personnelle.

Finalement, dans différentes interviews, Feldmann ne se présente pas comme un artiste. Il est vrai qu’il a eu de multiples activités dans sa vie : antiquaire, vendeur par correspondance de dé à coudre, fabricant de jouets en fer-blanc. Ce qui fait que l’art n’a jamais été une pression à ses yeux et qu’il a régulièrement mélangé ses activités : ses objets voyage d’un domaine à l’autre ; sa collection de jouets se retrouve dans des catalogues « d’art »; des objets retournaient dans sa boutique après des expos ; etc. Et c’est là qu’il acquiert toute sa force : avec des matériaux du quotidien, il nous parle du quotidien et quand ceux-ci sont présentés dans le milieu de l’art, ils prennent toute leur force, par ces choses insignifiantes, ces choses auxquelles on ne fait plus attention qui sont déterrées, découpées ou photographiées et partagées comme des objets à de multiples lectures, des objets qui poussent à la réflexion, à les regarder autrement.
Bien-sûr, il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur Feldmann. Nous pourrions approfondir différentes périodes de sa vie (notamment sa rupture avec l’art pendant presque 10 ans), d’autres projets, mais pour ce parcours, nous nous arrêterons là, en espérant avoir réussi à donner les grands axes de son travail, les grandes réflexions, en partant de l’image au livre, en passant par le texte, la lecture, l’intimité et le temps.

Cette tentative d’appropriation et de transmission du travail de Feldmann a bien sûr pour cadre du sujet de ce travail : il s’agit avant tout de ce que j’ai compris et de ce que j’ai tenté de vous en transmettre. Alors je ne peux m’empêcher de penser à cette construction dont on parlait dès les premières pages du livre de Feldmann : « le livre s’ouvre sur un paragraphe de la biographie de Chuck Berry, portant sur l’impossibilité de transmettre une expérience telle qu’elle a existé, dans la mesure où l’intellect la reconstruit et la transforme en fiction. Cette idée de la construction de la réalité à travers l’intellect est fondamentale dans l’œuvre de Feldmann. »27.

Epilogue
Ce que Feldmann nous montre, : « [c’est] la façon que nous avons d’attribuer son pouvoir à une image en la lisant au travers du filtre de nos croyances, de nos désirs et de nos rêves, alors que nous savons parfaitement que les photos ne sont qu’un bout de papier. »28.
Il laisse alors le soin à chacun de s’approprier les images de son travail et la lecture qu’il en a.
Il nous montre ainsi que si une image a un sens particulier pour nous, il n’en sera pas de même pour une autre personne.
C’est pour cela que quand il dévoile des photos de ses proches, ce n’est pas pour autant qu’il dévoile ce qu’elles représentent pour lui. L’image reflète mais ne contient pas l’histoire (elle est liée à une tradition orale). Quand il affiche les 101 portraits de ses proches, ce n’est pas pour autant qu’on saura ce qu’il ressent pour chacun d’eux. Nous ne pourrions peut-être même pas déterminer qui fait partie de sa famille et qui sont ses amis.
C’est aussi le cas quand il récupère des images. Par exemple dans Ferien, il regroupe les photos d’un couple en vacances. Ce n’est pas parce qu’on voit leurs photos de vacances qu’on sait ce que ce moment leur a réservé, ce qu’ils ont apprécié, ce qu’ils se sont dit, ce qui les a marqué… Mais cela nous renvoie à notre propre rapport au voyage.

Le nom du livre de Feldmann, Voyeur, est souvent utilisé pour caractériser la position dans laquelle il nous met face à son travail. Cela n’est, selon moi, pas à prendre au sens négatif du terme. Selon la définition, il s’agit d’un « spectateur attiré par une curiosité plus au moins malsaine ou d’une personne qui cherche à assister pour sa satisfaction et sans être vu à une scène intime ou érotique »29.
Quand on regarde les projets de Feldmann, c’est en fait ses images personnelles que l’on confronte. C’est son expérience, son vécu, que l’on appose à la lecture des images (laissées libres d’interprétation).
Le plaisir de regarder autrui, d’épier, de chercher à connaitre sans être remarquer, est en fait remplacé par le fait qu’en regardant, le voyeur s’expose un peu : c’est lui-même qu’il entrevoit dans sa lecture.
Feldmann nous met en position de voyeur comme nous le sommes tous les jours quand les images défilent devant nous et que certaines nous font nous arrêter, parfois pour une raison que seul nous pourrions connaitre.
Car c’est dans un regard autobiographique, un regard personnel comme en lien à nos jardins intimes.

Je ne peux conclure sans laisser le mot de la fin à Feldmann. Cette citation, je pense, résume la pensée générale de son travail :
« Quand quelqu’un élabore des choses de son côté, d’une façon très égocentrique, très stupide, très simple, mais en même temps très honnête, très sincère, puis rend ce travail public et que d’autres personnes soudain reconnaissent leurs propres préoccupations dans ces choses faites par un autre, et qu’elles comprennent quelque chose ou ressentent quelque chose, là, et seulement là, il y a art. » 30.