Portraits Oubliés

Ces trois exemples ont montré une appropriation plus au moins importante, dans des approches très différentes.
Le musée de la Photo laisse place à l’interprétation et aux émotions. Le Madeleine project fait surgir un attachement dans une relation qui n’existait même pas avant et dévoile une chasse aux trésors dont l’aboutissement est ce nouveau portrait. Hans-Peter Feldmann joue avec les images, non sans humour, et dévoile l’intimité dans un partage entre le regardeur et lui, où le lecteur est libre de faire sa propre lecture.

Ces trois projets ont, malgré tout, un point commun : ils sont toujours le résultat d’une sélection.

Revenons un peu en arrière :
« Il appartient à la trace photographique de pouvoir s’effacer, se perdre, s’oublier ou se détruire, et c’est pour cela que les clichés sont préservés dans des boîtes ou collés dans des albums. »1.
Car les photos, même celles qui sont au sein d’une famille, sont soumises à un tri : ce qu’on garde, ce qu’on jette, ce qu’on développe… Des tris parfois involontaires : ce qu’on oublie ou ce qu’on perd.
Il s’agit d’organiser sa mémoire, d’organiser la mémoire de sa famille, de ses souvenirs, par rapport à ce que l’on veut dire, à ce que les gens diront.
Contrairement à ce que le numériques semblaient nous promettre: « le rêve d’une photographie en continu et d’une mémoire intégrale »2.
Notre mémoire est fragile et jamais totale.

Ce que ces exemples ont en commun, c’est le projet d’une nouvelle mémoire, d’une nouvelle lecture qui se réalise à l’aide d’un tri, d’une sélection pour exprimer sa pensée, son intention. Un peu comme l’historien qui transforme la mémoire en un objet de connaissance objectif et fiable3.
Il ne s’agit pas simplement de faire sienne les images de quelqu’un d’autre.
Il s’agit de les regarder, de les sélectionner, de les trier, de les assembler et de les partager pour une raison. En posant ces gestes, cela constitue de nouvelles fictions, de nouveaux récits non pas basés sur ce que la photo était, mais sur ce qu’elle est aujourd’hui par notre regard.

Ces nouveaux discours ne devraient pas être refusés sous prétexte qu’ils ne contiennent plus la mémoire intime de ces images, l’histoire personnelle qui accompagnait ces photos, car nous allons voir que ces récits postérieurs ne sont pas unanimes.
D’abord, parce qu’à l’image d’une mémoire4, une photo est souvent collective. Déjà d’un point de vue pratique/physique, elle implique les différentes personnes photographiées : le photographe, ceux qui possèderont la photographie, ceux qui la verront, ceux qui connaitront les personnes représentées… Le Madeleine project illustre cet aspect des choses : le fait que les photos se révèlent aussi être à d’autres personnes ainsi que le fait qu’il est impossible de reconstituer une histoire parfaitement. Car la notion de passé n’est pas ultime : « C’est l’un des enseignements de la psychanalyse : il ne nous appartient pas de restituer à volonté nos souvenirs égarés. Un tel projet est même dénué de sens. D’une part, parce qu’il n’y a pas de passé authentique dans la mesure où la restitution du vécu est toujours altéré conformément à telle ou telle exigence rhétorique ? ou stylistique (« Ce que l’on dit de soi est poésie » dit Ernest Renan) ainsi qu’à l’attente de nos interlocuteurs, nous même compris. »5. Cela se vérifie au sein d’une famille, où la lecture d’une image diffère d’une personne à l’autre « car l’interprétation non seulement n’est pas exclusive ou unique mais elle n’est jamais close »6.
De plus, notre passé est interrogé par rapport à notre présent : « la signification du passée est étroitement dépendante de mon projet présent »7.

C’est proche de ce que l’on peut apercevoir avec le récit de vie, où il ne faut pas voir ce qui est raconté comme étant vrai ou faux mais prendre en compte le temps de récitation tel que Bertaux l'explique :« Il y a bien sûr d’abord “ la réalité historico-empirique de l’histoire réellement vécue et agie, réalité que nous désignons ici par parcours biographique ” ; ensuite, “ il y a la réalité psychique et sémantique (“ dans la tête ”) constituée par ce que le sujet sait et pense rétrospectivement de son parcours biographique ” ; et enfin, “ il y a le récit lui-même, sa réalité discursive telle que la produit la relation dialogique de l’entretien. C’est-à-dire ce que le sujet en a dit ce jour-là, à cette personne-là. »8. (cette retranscription de la réalité a déjà été évoquée rapidement chez Feldmann).
De la même manière que ces récits de vie ne doivent pas être considérés comme tout simplement « faux », il ne faut pas écarter ces nouveaux récits qui surviennent quand l’image devient anonyme, sous prétexte qu’ils ne retransmettent pas l’histoire qui se trouvait à la base de l’image (car le récit de base est en fait modulable et multiple).

Il est dit que « Le rôle de la photographie familiale est de sauvegarder la mémoire au-delà de la personne. Car regarder les photos des morts, ce n’est pas regarder le vide, c’est le remplir. Les voir (en image) et parler d’eux, c’est encore les faire exister, les faire « être » »9.
Si cette phrase est envisagée dans le cadre de la photo de famille interrogée au sein de la famille, nous pouvons ici l’envisager plus largement. S’il n’est plus possible de parler du sujet de la photo par notre rapport intime au sujet – ce qu’on lui connait, ce qu’on nous a dit –, il est possible de parler de celui-ci par rapport à ce qu’on lit dans l’image, ce qu’on aspire, ce qu’on projette dedans, en mettant un nouveau sens et un nouvel affect, qui est aussi une manière de faire « être » ces visages même si ce n’est plus par le même récit qui existait précédemment.
On pourrait dire qu’il s’opère un glissement. Le rapport intime n’est pas exclu : il est transposé. L’image ne se lit plus par le rapport intime avec le sujet mais par notre rapport intime avec l’image. Ces changements ne devraient pas être vus comme une « fin » mais plutôt comme une des nombreuses ramifications qui peuvent exister, étant donné que le récit n’a jamais été linéaire.
De plus, cette phrase – « [l’image] instaure une présence qui ne se fait sentir qu’en l’absence de ce qui est représenté »10 – ou celle-ci – « Ici s’opère une permutation entre la vie qui s’enfuit et l’image qui s’en vient »11 –, ces phrases laissent envisager d’une certaine manière ce champ des possibles dans ce changement de rapport à l’image.

Lorsque Roland Bartes écrit : « Dans ce désert morose, telle photo, tout d’un coup, m’arrive ; elle m’anime et je l’anime »12 , il dévoile cette réciprocité : une image nous anime et nous l’animons en retour, nous projetons ce qui nous constitue et faisons vivre cette image par notre regard.

Ce travail est une proposition d’entrevoir autrement cette « peur de la mort et de la condamnation lente et irrémédiable à l’anonymat »13.
Il est impossible d’éviter un certain oubli, de reconstituer un passé exact, la signification qu’avait chacune de ces images à nos yeux et cela serait même folie comme le rappelle Alain Brossat14.. Mais il est possible d’entrevoir ces nouvelles histoires comme de nouvelles « vies » qui n’auraient rien à regretter de l’ancienne, ni à rougir.

Il resterait mille et une chose à dire car si l’article s’arrête ici, la réflexion est loin d’être terminée. Les quelques observations énumérées juste avant ne sont qu’une conception, basée sur ce que ces trois exemples m’ont permis d’entrevoir et les critères qui sont ressortis de leur analyse et qui vont des interprétations que nous pouvons faire, même face à des images d’anonymes, à l’attachement qui peut se créer, à la conception de cette intimité.
La conclusion est que par notre regard sur ces images perdues, nous pouvons créer de nouveaux récits. Ceux-ci ne sont pas si éloignées du champ de l’intimité : la signification de cette intimité est juste différente.

En guise de derniers mots, de salut comme au théâtre, je reprendrais ces derniers vers : « Il faudrait plus de quelques lignes pour dire l’amour du portrait. Platon, dans l’Alcibiade, donne peut-être une clef : « Tu as remarqué, bien sûr, que le visage de celui qui regarde l’œil de quelqu’un apparaît, comme dans un miroir, dans l’œil qui se trouve en face, dans la partie que nous appelons la pupille : c’est l’image, l’eidôlon de celui qui regarde. » Comment mieux dire que le portrait est en nous, qu’il habite au plus profond de nos visages et que c’est cette intimité qui nous le rend si précieux ? »15.